A priori, rien n’incitait Norman Foster, architecte à la renommée internationale (The Gherkin de Londres, le viaduc de Millau, le futur campus d’Apple…) à s’intéresser plus que de raison à Cartier. Jusqu’à ce coup de téléphone, début 2016, des dirigeants de la Maison française, désireux de lui confier la prise en charge d’une exposition thématique sur l’horlogerie Cartier. Le lieu est déjà arrêté : le Design Museum de Londres, en train de préparer son déménagement dans un bâtiment emblématique des années 1960, sur Kensington High Street, restauré par un autre célèbre architecte, John Pawson. Autant dire que pour Norman Foster la surprise était de taille. Vu son engagement sans faille presque deux années durant, et ses visites réitérées à la manufacture Cartier en Suisse, il faut néanmoins croire que les initiateurs du projet ont trouvé les mots justes. « Je me suis en effet demandé ce qui avait bien pu les pousser à me contacter, expliquait Norman Foster lors de l’inauguration de cette exposition « Cartier in Motion » fin mai à Londres. Ils se sont alors efforcés de m’expliquer les connexions existantes au début du siècle dernier entre Cartier et l’aviation, l’une de mes passions, mais aussi les rapprochements à faire avec l’architecture et l’ingénierie de l’époque. Autant dire que cette mise en perspective m’a séduit parce qu’il en résulte un tout autre regard sur la montre, elle aussi produit d’ingénierie et de design. »
Destins croisés
C’est précisément ce regard que Norman Foster s’est attaché à matérialiser pour donner naissance à « Cartier in Motion ». Une exposition destinée à voyager pour laquelle il a eu carte blanche et dont il a orchestré le moindre détail, jusqu’au dessin des vitrines. L’immersion est d’ailleurs immédiate dans un Paris rêvé qui, au tournant du XXe siècle, connaît une époque foisonnante marquée par une évolution des modes de vie, des voyages, de l’expression artistique. Pour symboliser cette ère qui préfigure les temps modernes, Norman Foster propose de s’intéresser à trois personnalités aux destins croisés. Le baron Georges Eugène Hausmann (1809-1891) tout d’abord, à qui l’empereur Napoléon III confie la tâche d’« aérer, unifier et embellir » Paris. On estime aujourd’hui que les travaux du baron ont modifié Paris à raison de 60 %. De son obsession de la ligne droite, de son « culte de l’axe » est ainsi né un urbanisme fait de symétrie, de rationalité, de précision dans lequel évoluent les frères Cartier, troisième génération à la tête de la Maison dont la boutique est désormais sise rue de la Paix, à deux pas du Ritz, où Louis Cartier (1875-1942) a ses habitudes.
Mais le Paris de l’époque, c’est aussi celui de Gustave Eiffel (1832-1923) et de sa tour destinée à l’Exposition universelle de 1889. Ce monument, qui aura nécessité un peu plus de deux ans de travaux, le plus haut du monde pendant une quarantaine d’années avec ses 324 mètres, était à l’époque largement considéré comme un symbole de l’ingénierie française, plébiscité au point que son existence éphémère a très vite été considérée comme un non-sens. La tour était faite pour durer. Dans la foulée, elle se voit équipée d’un laboratoire scientifique, d’une station météorologique et d’un appartement réservé à Gustave Eiffel. L’ingénieur a-t-il lui-même vu le dirigeable d’Alberto Santos-Dumont (1873-1932), troisième « figure » de l’exposition, contourner en 1901 « sa » tour lors de la compétition organisée par Henry Deutsch de la Meurthe dotée de 100 000 francs, compétition pour dirigeables seulement consistant à couvrir en moins de 30 minutes la distance entre Saint-Cloud et la tour Eiffel ? La question reste ouverte, mais en tout état de cause les exploits aéronautiques du dandy brésilien Alberto Santos-Dumont n’ont pas manqué de fasciner son ami et admirateur Louis Cartier en ces temps des pionniers de l’aviation.
Intemporalité du design
La distribution des rôles étant faite, il ne reste plus qu’à pénétrer dans l’exposition et naviguer entre les plans de Paris de la fin du XIXe siècle, la reconstitution géante de la tour Eiffel contournée par le dirigeable d’Alberto Santos-Dumont ou encore la reproduction, grandeur nature, d’une de ses Demoiselle, ces petits monoplans motorisés conçus en kit, faits de bois, de toiles et de câbles qui ont fait la popularité de l’aviateur brésilien. La rencontre avec les garde-temps Cartier qui s’ensuit prend alors une tout autre tournure. Impossible d’ignorer la sobriété « haussmannienne » du style des montres-bracelets de la Maison. Des montres-bracelets précisément, qui tranchent de manière radicale avec les habitudes de l’époque du porter de la montre au gousset. Louis Cartier, tout comme les aventuriers des airs de son temps, fait œuvre de pionnier en imaginant la Santos en 1904, premier modèle spécifiquement conçu pour son ami aviateur qui avait besoin d’un instrument au poignet. D’autres pièces de même inspiration vont suivre, notamment la Tank en 1917, la seule montre-bracelet qui peut se targuer aujourd’hui d’un siècle d’histoire sans interruption et dont l’esthétique n’a pas pris une ride. Sans oublier la motorisation de ces montres, qui s’apparente également à une ingénierie de haut vol. Dès ses premières incursions dans l’univers de la montre-bracelet, Louis Cartier a en effet travaillé en étroite collaboration avec Edmond Jaeger à Paris, lui-même en contact avec la manufacture de Jacques-David LeCoultre en Suisse, soit un partenariat tripartite alliant une vraie démarche de designer à une maîtrise technique de pointe.
L’horlogerie Cartier au XXe siècle s’est construite sur ces bases. Elle allait connaître un essor parfaitement mis en lumière par l’exposition, qui insiste sur l’évolution des formes et des techniques à mesure que les modèles et les collections viennent enrichir le patrimoine de la Maison. Aussi les célébrités ne sont-elles pas restées insensibles au charme de Cartier, comme en attestent les portraits de Catherine Deneuve et d’Andy Warhol. Le voyage temporel se poursuit bien évidemment jusqu’aux savoir-faire d’aujourd’hui, ceux-là mêmes qui ont donné naissance à la Haute Horlogerie Cartier. Un univers qui se distingue encore une fois par son style, reconnaissable entre tous, et sa technicité, digne des réalisations les plus audacieuses dans le domaine des complications horlogères. Montre et technique, esthétique et mécanique, chez Cartier ce binôme valait bien une exposition pour illustrer l’idée selon laquelle un design réussi traverse les âges.
The Design Museum de Londres
Cartier in Motion
Jusqu’au 28 juillet 2017