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L’horlogerie ou la tentation de l’art – I
Histoires de montres

L’horlogerie ou la tentation de l’art – I

lundi, 9 mai 2016
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Pierre Maillard
Rédacteur en chef d’Europa Star et cinéaste

“L’horlogerie, à la confluence de l’industrie et de l’artisanat, est un parfait miroir de son époque.”

Né à Genève en 1954, Pierre Maillard mène une double activité de journaliste horloger et de cinéaste.

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6 min de lecture

L’horlogerie entretient depuis toujours d’étroits rapports avec l’art : rapports de connivence, jeux d’influences, parfois réciproques, inspirations, voire jalousies… Car une question se pose : pour avoir « flirté » dès ses débuts avec le monde de l’art et employé des artistes, l’horlogerie est-elle pour autant un Art dans le plein sens du terme ?

Certains le revendiquent en proclamant solennellement que l’horlogerie est le 12e Art ! D’autres, plus lucides sans doute, y mettent un gros bémol. À l’image d’un Franco Cologni, actuel Président du Conseil culturel de la Fondation de la Haute Horlogerie qui pourtant a consacré l’essentiel de sa vie à la promotion de la culture horlogère mais déclare que « l’art horloger n’est pas de l’Art mais de l’art appliqué à l’horlogerie, c’est tout différent. À l’Artiste appartient la pleine liberté créative, tandis que le designer jouit d’une liberté sous surveillance, car il est condamné à respecter les règles du produit, les règles de la marque. Son art est lié à la fonction prédominante du produit et il ne peut s’éloigner de cette fonction, il ne peut pas l’oublier. Et puis il ne signe pas de la façon qu’un artiste peut signer son œuvre. Ce qu’il fait est collectif et ne lui appartient pas. Donc si l’horlogerie est un art, c’est un art mineur, pourrait-on dire ».

La définition de l’Art n’est pas de l’ordre transcendantal mais varie avec son époque.
Une certaine notion d’usage

À cette affirmation, on peut opposer un certain nombre de considérations : les Arts avec un grand A, comme le sont « officiellement » la littérature, la peinture, les arts plastiques, la musique, l’architecture voire les arts de la scène, la photographie, le cinéma ou encore la bande dessinée, s’exercent-il toujours dans la plus grande liberté créatrice ? Le cinéma, par exemple, ou l’architecture ne sont-ils pas des arts essentiellement « collectifs », dépendant étroitement de leurs producteurs ou de leurs commanditaires ? Les arts plastiques eux-mêmes, territoires autoproclamés de la plus grande liberté, ne dépendent-ils pas en large partie des goûts, voire des diktats des grands décideurs du marché de l’art ?

La salière de Cellini, sculptée en 1540 par Benvenuto Cellini pour le roi François Ier, est-elle, bien qu’utilitaire, avant tout une « œuvre d’art » ou une salière luxueuse ? Saliera, Benvenuto Cellini, Paris 1540-1543 © Gaspar Torriero

Sans les Pinault ou les Arnault, un Jeff Koons, par exemple, aurait-il accédé au titre de grand Artiste ou ses œuvres auraient-elles été rangées parmi les gadgets kitsch de l’époque ? Bref, la définition de l’Art n’est pas de l’ordre transcendantal mais varie avec son époque. Dans l’Antiquité, astronomie et géométrie étaient placées sous la protection de la Muse Uranie et au Moyen Âge rhétorique et grammaire faisaient partie des « arts libéraux », tandis que l’orfèvrerie, la mercerie, la verrerie ou encore la coutellerie appartenaient aux « arts mécaniques ». C’est sans doute de là que provient une des premières distinctions entre précisément ces « arts mécaniques », dits aussi « arts serviles », car ils s’attachent à la transformation d’une matière tangible en objet, et les « arts libéraux », qui s’épanouissent de leur propre fait, sans avoir à transformer en objet d’utilité une matière préexistante. La frontière – poreuse – entre art et artisanat se dessinait.

En jouant avec l’Art, l’horlogerie cherche à capter une parcelle de sa supposée noblesse.

Car, sans doute, ce qui distingue de la façon la plus évidente ce que l’on considère comme Art et ce qui est de l’ordre de l’artisanat ou de l’art appliqué est la notion d’usage. Une véritable œuvre d’art ne sert qu’à elle-même et à sa propre contemplation. Son pouvoir, si elle en détient un, est de l’ordre du symbolique, du réflexif, du sentiment esthétique. Elle est en soi insaisissable. Une œuvre d’artisanat, quant à elle, est au service d’une fonction préétablie, en ce qui nous concerne, celle de dire l’heure. En ce sens strict, ni montre, ni horloge ne sont des œuvres d’art, même dans les cas où elles démontrent un évident savoir-faire artistique.

Parvenir à la « noblesse » artistique

Asservie ainsi à sa fonction première, l’horlogerie lorgne souvent avec envie du côté de l’Art et n’a de cesse de vouloir s’en rapprocher. Pour y parvenir, elle a employé et emploie toujours toute une panoplie de « stratégies » que nous nous proposons d’examiner dans une série d’articles consacrés à cette irrésistible attirance. En jouant avec l’Art, l’horlogerie cherche à capter une parcelle de sa supposée noblesse, de son prestige qui en fait une des plus hautes activités humaines.

La Cartier Tank Folle. Quand Cartier s’inspire de Dalí, qui lui-même s’était inspiré de l’horlogerie pour ses Montres molles.

Au cours de son histoire, l’horlogerie a ainsi directement collaboré avec des artistes : elle s’en est ouvertement ou indirectement inspirée : elle a cherché à devenir elle-même une œuvre d’art dans le plein sens du terme :  elle s’est introduite dans les musées : elle s’est attelée à exprimer l’air du temps : elle a eu des prétentions philosophiques et symboliques… Mais ce sont aussi des intérêts économiques qui la motivent, car l’Art, dénué pourtant de toute fonction pratique, n’a littéralement pas de prix. Que signifient les 300 millions de dollars payés récemment par le Quatar pour un tableau de Gauguin, peint en 1895, alors qu’il vivait aux Marquises dans la quasi-misère ? Ou les 170,4 millions de dollars payés le 9 novembre 2015 chez Christie’s à New York pour le Nu couché du pauvre Modigliani ?

Paul Gauguin, Nafea Faa Ipoipo? 1892, oil on canvas, 101 x 77 cm (Wikipedia domaine public)

Mais le prix atteint en 2014 au cours d’une vente aux enchères de la célèbre « Henry Graves » de Patek Philippe, soit 24 millions de dollars, ne fait-il pas de facto de cette grande complication une œuvre d’art à part entière ? C’est-à-dire une œuvre dont le prix, devenu pure valeur symbolique, est totalement découplé de sa valeur d’usage initiale. Comme on le constate, les relations entre art et horlogerie sont donc bien plus complexes qu’on pouvait l’imaginer. C’est la complexité et la richesse de ces relations, touchant parfois à la consanguinité, que nous tentons de démêler dans cette série d’articles.

Patek Philippe the Henry Graves Supercomplication siderial time dial © Sotheby's
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