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L’horlogerie ou la tentation de l’art – II
Histoires de montres

L’horlogerie ou la tentation de l’art – II

lundi, 27 juin 2016
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Pierre Maillard
Rédacteur en chef d’Europa Star et cinéaste

“L’horlogerie, à la confluence de l’industrie et de l’artisanat, est un parfait miroir de son époque.”

Né à Genève en 1954, Pierre Maillard mène une double activité de journaliste horloger et de cinéaste.

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9 min de lecture

Faut-il qu’une montre s’affranchisse totalement de sa fonction horaire pour devenir un « véritable » objet d’art ? La réponse n’est pas de celles qui s’imposent. Exemples.

« Il paraît qu’il existe des tocantes, pardon, des montres, qui valent plus cher qu’un Warhol », s’étonne le critique d’art Harry Bellet dans un article du Monde consacré à la véritable fabrique de portraits sur commande que l’artiste new-yorkais avait installée dans sa bien-nommée Factory. Cette remarque un peu sarcastique, voire méprisante (des « tocantes »), démontre à l’envi que pour les milieux de l’art une montre ne saurait rivaliser en légitimité artistique avec un portrait exécuté par Warhol et ses assistants, quand bien même leur production et reproduction relève d’une même systématique quasi industrielle.

Œuvre d’art ou simple « exercice » artistique

Mais Andy Warhol lui-même appréciait beaucoup l’horlogerie et possédait une collection de plus de 300 montres, dont des dizaines de Tank de Cartier. En 1981, Gerry Grinberg, patron de la North American Watch Corporation et de Movado, approcha l’artiste pour lui proposer la réalisation d’une « montre d’art » en série limitée. La petite histoire raconte que l’inspiration vint à Warhol près d’une année plus tard lorsqu’il vit par hasard une série de montres « accrochées ensemble ». De cette rencontre naquit la Times/5, une montre composée de cinq montres-boîtiers rectangulaires articulées les unes aux autres, chacune dotée de son propre mouvement quartz, permettant la « lecture » simultanée de cinq fuseaux horaires différents. Les cinq cadrans reproduisent cinq photos noir et blanc de divers angles et focales d’un carrefour new-yorkais, issues d’une même planche-contact, dépourvues de toute indication et simplement surmontées de deux aiguilles bâton rouges. La « Warhol » sortit en 1988 à la Foire de Bâle, sans que son concepteur, décédé en 1987, puisse la voir terminée. Alors, véritable « œuvre d’art » que cette Times/5 ou simple « exercice » artistique appliqué à l’horlogerie ?

À sa façon, la Times/5 est la métaphore d’une montre à fuseaux horaires.

Si nous retenons une des définitions de l’objet artistique proposée dans notre article précédent – soit qu’une véritable œuvre d’art ne sert qu’à elle-même et à sa propre contemplation, sans autre valeur d’usage –, alors nous pouvons dire que cette montre s’approche de l’œuvre d’art en ce que sa valeur d’usage – lire cinq fuseaux horaires simultanément – passe au second plan. La Times/5 est en effet tout sauf ergonomique. Il faut se tordre le poignet pour pouvoir lire tous les cadrans et, comme aucune indication n’y figure, se rappeler à quel fuseau horaire peut bien correspondre telle ou telle heure affichée, sans même parler de la fonction jour/nuit inexistante. Autant de considérations qui péjorent la valeur intrinsèquement horlogère de l’objet (en aucune manière une « complication ») mais qui paradoxalement en augmentent la valeur symbolique et donc artistique. À sa façon, la Times/5 est la métaphore d’une montre à fuseaux horaires. Une métaphore artistique sans nécessité fonctionnelle, destinée à un piéton qui tournerait autour d’un bloc de Manhattan et qui se rappellerait peut-être ainsi que le monde ne se limite pas à un carrefour de l’île new-yorkaise.

Black Watch
Comme l’explique le critique d’art et théoricien canadien Bernard Schütze, la montre millénaire BW, « malgré sa petite taille, est un monument dont le médium est le temps. À travers son extension millénaire monumentale, l’œuvre agit comme un rappel du temps à venir. Un monument spatial dont l’extension temporelle dépasse de loin celle des individus mortels, destiné à mesurer une période de temps de proportions historiques ».
Une révolution en 1 000 ans

Mais si l’on suit cette piste de la valeur d’usage, que dire dès lors d’une autre montre d’artiste, dans laquelle cette valeur, en l’occurrence dire l’heure, disparaît totalement – ou plus exactement ralentit au point d’en devenir parfaitement imperceptible ? Et sans pour autant que l’objet en question cesse d’être une montre à part entière ? Disons que le temps qu’elle calcule n’est plus le nôtre.

La BW (pour « Black Watch » ou « Bernatchez/Winiger ») est une montre automatique qui n’arbore sur son cadran noir qu’une seule aiguille. Jusque-là, rien d’absolument original. Sauf que la dite aiguille va prendre tout son temps pour faire un seul tour du cadran : 1 000 ans ! Oui, vous avez bien lu, 1 000 ans vont s’écouler pour une seule révolution. Élaborée en collaboration entre l’artiste canadien Patrick Bernatchez et l’horloger indépendant suisse Roman Winiger, la BW décompte un temps qui n’est pas de l’ordre humain. Pour autant qu’elle soit remontée (et de temps à autre entretenue), alors que tout autour d’elle vieillit, périt et retourne à la poussière, la BW poursuit immuablement son décompte millénaire. En cas de nécessité, il suffit de tirer la couronne et un guichet discrètement ménagé sur le cadran s’entrouvre et permet de désigner approximativement le mois et l’année où se trouve le mortel possesseur de la montre, situé quelque part dans l’échelle millénaire du temps.

La montre la plus « inutile » serait donc ainsi la montre la plus philosophique, la plus troublante, la plus artistique qui soit.

L’objet-montre devient ainsi obsolète pour tout usage d’ordre pratique ou quotidien. Une vie entière ne représente qu’un infime secteur du cadran, à peine visible. De par sa temporalité hors norme et du fait de l’incertitude vertigineuse de l’information qu’elle délivre, la BW, dans toute son apparente et essentielle simplicité, outrepasse le statut de montre pour devenir un véritable objet d’art philosophique, un memento mori purement mécanique, un rappel de notre mortalité. De nombreuses vies ne suffiront pas pour voir s’accomplir une révolution complète sur son cadran. La montre la plus « inutile » serait donc ainsi la montre la plus philosophique, la plus troublante, la plus artistique qui soit.

Et de fait, rares sont les artistes qui, à l’image de Patrick Bernatchez, ont cherché à jouer avec la matière même de l’horlogerie, avec sa fonction de décompte du temps. La plupart se sont « contentés » d’approches beaucoup plus formelles, se limitant ainsi à décorer le cadran de façon particulière – souvent très colorée –, voire à proposer des formes de boîtier « artistiquement » étonnantes. Mais on trouve une option « philosophico-artistique » très intéressante chez Hermès. Et dans ce cas, nulle intervention d’un artiste extérieur. C’est l’horloger lui-même qui « joue » à l’artiste.

La façon de vivre les heures de la journée n’est-elle pas toute relative ?
Oublier les heures

Sortie en 2008, la montre Cape Cod Grandes Heures invente une « nouvelle chorégraphie du temps » en offrant des tempi différents, des rythmes plus ou moins andante ou allegro selon les périodes de la journée. Sur le cadran, les indications des heures ne sont plus sagement disposées à intervalles réguliers mais sont rapprochées ou éloignées de façon à donner l’impression graphique d’une accélération ou d’un ralentissement du temps. Ainsi, 8 h et 12 h sont très rapprochés, puis des « pauses temporelles » sont ménagées entre 12 h et 4 h, heure du farniente, ou entre 18 h et 20 h, happy hours, comme les nomment les Anglo-Saxons. La façon de vivre les heures de la journée n’est-elle pas toute relative ? Philippe Delhotal, en charge du développement des produits horlogers Hermès : « C’est à partir de cette montre fondatrice qu’Hermès, à sa façon, a marqué son territoire horloger particulier : le temps de l’imaginaire, le temps de prendre son temps, pourrait-on dire. »

Hermès Arceau Le Temps Suspendu
La montre Arceau Temps Suspendu d’Hermès pousse encore plus loin la « réappropriation » subjective du temps en permettant à son possesseur d’interrompre à volonté la course des aiguilles pour jouir d’un temps dont il devient la seule mesure.

Sortie en 2011, la montre Arceau Temps Suspendu permet quant à elle de « suspendre » le temps en le faisant à volonté disparaître : les aiguilles se mettent alors dans une position qui n’indique aucune heure ; et réapparaître : les mêmes aiguilles reviennent instantanément à l’heure exacte, quel que soit le temps qui s’est écoulé durant leur pause. Ces deux montres singulières, fondamentalement artistiques, ont permis à Hermès de définir un territoire unique en son genre, à la croisée de l’art, de la philosophie et de la complexité mécanique, maîtrisée en l’occurrence par le grand spécialiste des mouvements rétrogrades qu’est Jean-Marc Wiederrecht, fondateur d’Agenhor.

Hautlence Labyrinth 01
La Hautlence Playground Labyrinth est-elle encore une montre ? un objet d’art ? un jeu attaché au poignet ? un passe-temps mécanique ?
Dans le labyrinthe du temps

Mais faut-il pour autant qu’une montre s’affranchisse totalement de sa fonction horaire pour devenir un « véritable » objet d’art ? Comment « classer » ainsi la Hautlence Playground Labyrinth, présentée à Baselworld 2016 ? Dépourvue de toute fonction horaire, même dissimulée, cette « montre » qui n’en est plus une est un objet de poignet destiné à tester l’habileté du porteur invité à faire parcourir un labyrinthe d’or à une petite bille jusqu’au trou où elle disparaîtra. Avant de remonter à la surface par l’intermédiaire d’un petit « ascenseur » mécanique actionné par la couronne. Alors, « inutile objet d’art » destiné à nous faire oublier la mesure du temps en nous perdant dans son labyrinthe ou simple toy for (rich) boy ? À vous d’en décider.

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