1645. La peinture classique est à son apogée, tout comme l’horlogerie, dont le raffinement esthétique et technique est à son pinacle. À la montre, objet à la fois précieux et d’avant-garde, s’attache un prestige que convoite la noblesse. Quel symbole que de porter dans son gousset le comble de la technique et des arts de l’époque, le tout ramassé dans un sublime et dispendieux objet qui tient dans la paume de la main ! Quel privilège que de pouvoir ainsi « dire son temps » et le faire admirer à la cour du roi !
Le Rapt d’Europe et Mercure et les trois Grâces
À cet égard, voici une des plus belles montres qui soient, conservée au Metropolitan Museum of Art (MET) de New York : « Le Rapt d’Europe et Mercure et les trois Grâces ». À l’extérieur s’affichent des scènes mythologiques, des Grâces dénudées, de suggestives atmosphères.
D’un côté Mercure, dieu du Commerce, séduit trois ravissantes jeunes filles. De l’autre, on voit Europe alanguie sur un taureau blanc, celui de Zeus en personne, qui va bientôt l’emporter pour s’accoupler avec elle. Ces deux magnifiques miniatures d’émail reproduisent des œuvres de Simon Vouet, « premier peintre » du roi Louis XIII et du cardinal de Richelieu.
C’est à lui que l’on doit l’introduction en France du premier mouvement baroque en provenance d’Italie. Mercure et les trois Grâces ressemble de si près à la peinture originale qu’elle a très certainement servi de modèle direct aux émailleurs parisiens qui n’avaient pas pour habitude de signer leurs œuvres. Mais sa facture ressemble de très près à celle d’un émailleur demeuré célèbre, Henri Toutin, qui exerça d’abord à Châteaudun puis, dès 1636, à Paris.
Quant à l’intérieur de la montre, tout aussi raffiné et décoré, il nous renseigne sur son destinataire : Louis Hesselin (1602-1662), au magnifique titre de « Surintendant des plaisirs du Roy » Louis XIV. On ne saurait imaginer fonction plus « glamour » que celle-ci. Mais l’horlogerie n’a-t-elle pas toujours frayé avec les plaisirs ? Louis Hesselin, par ailleurs chorégraphe de ballets, organisateur des plus brillantes réceptions et ami de Toutin, s’est quant à lui fait représenter sur le couvercle intérieur de sa montre, exécuté d’après une gravure du portraitiste favori de la cour de Versailles, la « star » Robert Nanteuil. Et sur le cadran, il a fait peindre un blason à ses armes.
Ce qui démontre le mieux l’étroite relation entre le grand art royal et les techniques horlogères les plus avancées de l’époque – qu’il fallait aller chercher du côté de la Hollande – est la consanguinité stylistique entre deux univers qui sont alors pleinement synchrones. La décoration gravée du couvercle du mouvement, tout en fines et somptueuses volutes entrelacées, ressemble au cadre d’un précieux tableau. Sans doute est-ce alors au cours de cette période de synchronisme que l’horlogerie se rapprocha le plus étroitement de la peinture et de l’art de son époque.
Antoine et Cléopâtre
Ce n’est pas par hasard que l’on retrouve sur cette montre la reproduction d’une peinture de Sébastien Bourdon. Peintre aujourd’hui oublié, il jouissait à son époque d’une immense célébrité. Génie précoce, peintre virtuose, dès l’âge de 20 ans il a « digéré tout ce que la peinture compte alors de genres et de tempéraments ». Il connaît un succès immédiat avec les pastiches de grands maîtres dans lesquels il excelle. D’origine pauvre et calviniste, il s’est installé à Rome mais doit fuir l’Inquisition, qui le menace. De retour en France, sa célébrité ne fera qu’augmenter et les commandes affluer.
Les horlogers de Blois, centre de première importance connu pour ses émaux et ses peintures miniatures, ne s’y trompèrent pas en choisissant de reproduire une de ses œuvres. En bons marchands, ils savaient fort bien que le monde cultivé et fortuné à qui ils s’adressaient s’était entiché de ce peintre alors au zénith et qui, en 1652, fut même nommé « premier peintre » à la cour de la reine Christine de Suède.
Charité romaine
Outre sa propre valeur artistique et horlogère, cette montre illustre à merveille les riches échanges entre les villes qui formaient le tissu européen de la grande horlogerie de l’époque. Pieter Klock (au nom prédestiné) était un des meilleurs horlogers d’Amsterdam. Il reçut le boîtier de la part des frères Huaud, dont le père, Français d’origine protestante, s’était réfugié à Genève dès 1630 et devint maître bijoutier en 1634. Considérés comme étant parmi les plus talentueux de la ville, les frères Huaud s’étaient spécialisés dans la fabrication de boîtiers émaillés destinés à être exportés.
La scène représentée est alors célèbre dans toute l’Europe, et Rubens, parmi tant d’autres, l’a peinte à plusieurs reprises. Elle représente la fille, Pero, qui donne le sein à son père, Cimon, en train de mourir de faim au fond d’un cachot symbolisé par la grille de la cellule peinte à 10 h. Cette Charité romaine doit son nom à une histoire narrée par l’historien romain Valerius Maximus. Un prétexte aussi pour glisser en toute bonne conscience un portrait de jolie femme dans une drôle de situation.
Portrait du Grand Électeur Friedrick Wilhelm
De 1686 à 1700, les deux frères Huaud (cf. image précédente) ont travaillé à Berlin auprès de la cour de Friedrick Wilhelm, Électeur de Brandebourg (1620-1688). Cette peinture émail, signée de Jean-Pierre, l’aîné des deux frères, représente celui qui était alors leur patron.
Après les scènes mythologiques ou tirées de l’histoire antique, le pouvoir se met en scène à son tour. La montre en est un véhicule privilégié. Non seulement c’est alors un prestigieux objet « high-tech » qui représente le summum de l’ingéniosité technique, mais, sorte de « tableau de poche », elle se transporte facilement, arborée au gré des déplacements de son auguste propriétaire. Dès ses débuts, l’horlogerie a ainsi prospéré en proposant aux puissants un précieux miroir de leur statut d’exception. À noter qu’une seconde montre représentant Sophie, épouse de l’Électeur, est conservée au Musée horloger Beyer à Zürich.
Autoportrait en miniature, dit « à la barbe et à la toque moldave »
Avec Jean-Étienne Liotard, né à Genève en 1702 d’un père réfugié huguenot en provenance de Montélimar, on a un rare exemple d’un miniaturiste de formation devenu peintre. Un des plus talentueux peintres à qui Genève ait donné naissance. À sa façon, Liotard démontre ainsi la perméabilité qui régnait alors entre pratiques artistiques et savoirs artisanaux. On le voit ici habillé de son costume turc, comme le sera aussi Jean-Jacques Rousseau. Entre la Genève calviniste et la Constantinople ottomane, les liens sont nombreux et l’horlogerie joue un rôle prépondérant dans ces relations. Artisan spécialisé dans le « rhabillage » des horloges, Isaac Rousseau, le père du philosophe, y séjourna longuement, de 1705 à 1711. L’horlogerie est ainsi au cœur des échanges entre civilisations tout en étant un reflet fidèle de son époque.
Nicolas I, tsar de Russie
Un siècle plus tard, l’attrait et l’usage de la montre-portrait ne se sont toujours pas démentis. Mais la technique horlogère s’est considérablement améliorée. Le mouvement qui anime cette montre de poche, doté d’un système de remontage sans clé, est un des premiers à avoir été produit en quantité. Il a été inventé puis déposé en 1845 par Antoine Norbert de Patek, alors associé à François Czapek, dont il se séparera peu après pour devenir le partenaire de Jean Adrien Philippe, rencontré à l’Exposition universelle de Paris en 1844.
L’horlogerie peut désormais conjuguer précision mécanique, facilité d’usage et prestige artistique. Le style de ce portrait – sans doute un cadeau destiné au tsar –, son « cadre » en feuilles d’acanthes dorées, la solennité impériale de la pose, tout ressemble à la peinture officielle de l’époque, au format peinture de poche.
Patek Philippe Souvenir de Mortefontaine
Bien que cette montre date de 2006, elle témoigne de la persistante et nostalgique influence que la grande peinture figurative exerce sur l’horlogerie. Cette représentation mélancolique et brumeuse des étangs de Mortefontaine, près d’Ermenonville, en France, a été peinte par Corot en 1850. Son tableau, intitulé Souvenir de Mortefontaine, fut acquis directement par l’État français auprès du peintre, en 1864 pour entrer au Louvre en 1869. Touche tremblée, atmosphère vaporeuse, jeux de reflets et de lumières à la surface de l’eau… La peinture est en train de se transformer. Bientôt apparaîtra l’impressionnisme. L’horlogerie décorative, jusqu’alors en phase avec la peinture de son temps, va s’en écarter progressivement. La peinture va se transformer radicalement, mais l’horlogerie ne suivra pas le mouvement et restera majoritairement et jusqu’à aujourd’hui attachée aux représentations réalistes.
Delaneau Pièce Unique
Ce n’est que tout récemment que l’impressionnisme a fait son « entrée » en horlogerie, comme le montre cet exemple de Delaneau. Capturer la lumière, le mouvement, l’atmosphère de l’impressionnisme en délaissant toute représentation réaliste… Une tâche complexe pour l’émailleur, contraint de travailler couleur après couleur, par touches successives. Mais un résultat qui, bien que l’impressionnisme soit désormais loin de nous, apporte une touche de modernité à cet art ancestral.
Laurent Ferrier Galet Secret
Une pression sur la couronne et le cadran s’ouvre à la façon d’un éventail pour dévoiler un ciel romantique et pictural dû au talent de l’émailleuse Anita Porchet. La montre joue ainsi à cache-cache avec la représentation picturale, mais son inspiration, aussi féconde soit-elle, nous ramène à nouveau à une époque de la peinture encore attachée au romantisme de la nature et de ses sortilèges.