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L’horlogerie ou la tentation de l’art – VII
Culture

L’horlogerie ou la tentation de l’art – VII

vendredi, 23 juin 2017
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Pierre Maillard
Rédacteur en chef d’Europa Star et cinéaste

“L’horlogerie, à la confluence de l’industrie et de l’artisanat, est un parfait miroir de son époque.”

Né à Genève en 1954, Pierre Maillard mène une double activité de journaliste horloger et de cinéaste.

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10 min de lecture

La tentation muséographique : Désireuse de se rapprocher de l’art, dont elle envie la liberté et jalouse l’aura, l’horlogerie peut demander aux artistes de collaborer avec elle. Mais elle peut aussi s’en rapprocher, s’en faire les mécènes, user de soft power. Un dispendieux et subtil jeu d’influences.

Cartier, en pionnier, a créé sa Fondation pour l’Art contemporain dès 1984. LVMH a inauguré en septembre 2014 à Paris son propre musée d’art, destiné à être l’écrin, dessiné par l’archistar Frank Gehry, de la Fondation Louis Vuitton. François Pinault, le propriétaire de Kering (pour l’horlogerie, Girard-Perregaux, Ulysse Nardin, Gucci), a boudé les autorités françaises et est allé s’installer au Palazzo Grassi et dans la Dogana de Venise pour y exposer ses fabuleuses collections d’art contemporain. Dans un registre proche, Audemars Piguet collabore étroitement avec Art Basel et son magnétique réseau de foires internationales. Rolex, peu enclin à l’ostentation, a son programme Mentors et Protégés piloté en toute discrétion par de célébrissimes artistes internationaux (danse, théâtre, musique, cinéma, littérature…). Dès les débuts de la désormais longue saga des Swatch, le Swatch Group a « fait de l’art » en invitant de nombreux artistes du monde entier à customiser ses Swatch. Il a par ailleurs ouvert une maison dédiée à l’accueil d’artistes en résidence, le Swatch Art Peace Hotel, superbement placé sur le fameux Bund de Shanghai.
La liste n’est pas exhaustive, loin de là. Mais qu’est-ce qui attire donc tant les horlogers à vouloir ainsi se glisser parmi les institutions majeures de l’art contemporain mondialisé ?

Par tous les moyens, l'horlogerie cherche à faire oublier son origine roturière pour accéder à la noblesse de l’art.
Gain d’image

Comme nous tentons de le démontrer dans le cours de ces articles, l’horlogerie, ce « presque-art », souffre de ne pas appartenir pleinement au monde de l’art – ou, devrait-on écrire, de l’Art. L’art n’a pas à se justifier, l’horlogerie si. On ne demande pas à une œuvre d’art d’être fiable, précise, réparable, sous garantie. À une montre, si. L’horlogerie a le complexe de l’art. Et par tous les moyens elle cherche à faire oublier son origine roturière pour accéder à la noblesse de l’art dégagé de toute contingence et frayant librement avec les puissants.

Dans cette opération de rapprochement, plusieurs facteurs sont en jeu. L’art a une portée symbolique que l’horlogerie ne peut pas lui contester. Bâtir, comme vient de le faire Bernard Arnault à l’orée du bois de Boulogne, un très extravagant vaisseau tout en voiles de verre courbé et de béton fibré, est une démonstration de puissance qui vient narguer celle de l’État français, du pouvoir politique, en lui démontrant que d’autres que lui ont les moyens de peser symboliquement. L’art est un soft power.
« Nous avons souhaité offrir à Paris un lieu d’exception pour l’art et la culture et fait le pari de l’audace et de l’émotion en confiant à Frank Gehry la réalisation d’un bâtiment emblématique du XXIe siècle », déclare Bernard Arnault. « Emblématique du XXIe siècle », c’est bien dire l’ambition que recouvre un tel bâtiment, devisé à 100 millions d’euros – assortis d’aides publiques sous forme de déductions fiscales.

La Fondation Louis Vuitton
La Fondation Louis Vuitton

Si besoin est d’une confirmation de ce soft power, la récente exposition « Tchoukine Icônes de l’art moderne » à la Fondation Louis Vuitton a accueilli 1,2 million de visiteurs. C’est, pour Paris, l’exposition la plus fréquentée depuis « Toutankhamon » en 1967 au Petit Palais. C’est dire.
L’art a aussi pour qualité d’être un puissant levier d’influence. Dans le cas de l’exposition « Tchoukine », Bernard Arnault et ses émissaires ont réussi à faire sortir de Russie une collection exceptionnelle de peintures modernes qu’on n’avait plus vues réunies depuis 1948. L’art peut aussi être un outil diplomatique de première importance.
Mais au-delà de ces grands jeux, qui procurent leur surcroît de notoriété, l’art donne aussi caution. En retour de ses largesses, le mécène devient artiste lui-même. Ou du moins peut-il prétendre à « faire de l’art » à sa manière en produisant ses propres produits : mode, joaillerie, maroquinerie, horlogerie… Qu’il fera à l’occasion signer par une de ses amitiés ou proximités issues du monde de l’art (Jeff Koons, Murakami, Anish Kapoor et d’autres).

À l’image de notre époque, la Fondation Cartier croise tous les domaines de la création contemporaine, du design à la photographie, de la peinture à la vidéo, de la mode au spectacle vivant.

Mais le mécénat d’entreprise a aussi ses détracteurs, qui y voient surtout « un support à de gigantesques actions de communication », ainsi qu’une façon d’« obtenir des conditions fiscales particulièrement avantageuses ». Pour Jean-Michel Tobelem, un « spécialiste du mécénat » qui enseigne à l’université Paris 1, l’équation est simple : « L’art moderne et contemporain est un “produit” de luxe, réservé à une élite internationale. »
Dans ce rapprochement avec le monde de l’art, les véritables lauriers de précurseur reviennent cependant à Alain-Dominique Perrin. Le bâtiment parisien construit par Jean Nouvel date de 1994, mais c’est en 1984 déjà que Perrin créa la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à la suggestion de son ami sculpteur César.
« À l’image de notre époque, la Fondation Cartier croise tous les domaines de la création contemporaine, du design à la photographie, de la peinture à la vidéo, de la mode au spectacle vivant. La Fondation Cartier fait ainsi valoir son savoir-faire et son parti pris, un mélange de rigueur et d’éclectisme, qui tend à rendre l’art contemporain ouvert et accessible », dit un texte officiel.
Apparemment, il n’y a aucun lien direct entre les produits de Cartier et l’activité de sa fondation. Mais c’est comme une perfusion qui s’opère, une percolation entre l’art et l’image de Cartier qui s’en voit comme rehaussée par la liberté que lui offre l’art contemporain. Il faut souligner au passage que les innombrables (près de 200) expositions organisées par la Fondation Cartier ont souvent été marquantes, pointues voire provocantes, critiques face à la contemporanéité, aux choix politiques, économiques, sociaux. Un véritable travail de mécénat.

L’exposition « Ron Mueck » organisée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain a accueilli plus d’un million de visiteurs ! Vivant à Londres, Ron Mueck a exposé dans les musées du monde entier : au Japon, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Mexique. Son exposition à la Fondation Cartier est un événement d’autant plus exceptionnel que les opportunités de voir ses œuvres sont extrêmement rares.

Toutefois, en forme de retour du mécène à ses obligés, en 2012, « exceptionnellement », dit Cartier, une exposition dénommée « Cartier, joaillier des arts » a bien eu lieu. David Lynch, Alessandro Mendini, Takeshi Kitano et Beatriz Milhazes « ont rencontré et collaboré avec les maîtres d’art Cartier, cet échange les a passionnés et ainsi sont nées quatre œuvres d’exception ; matière inouïe et insolite pour les artistes, second souffle pour ces pierres qui ne pouvaient plus satisfaire à l’exigence du joaillier ». Une déclaration en forme d’aveu, car un joaillier – ou un horloger, de même – est soumis à des « exigences » de bienfacture dont l’artiste est dégagé, lui qui peut se contenter de pierres de second rang pour faire œuvre de premier rang. L’artiste détient une pierre philosophale qui transforme l’artisanat en art. Et que l’horlogerie lui jalouse.

Collaborer avec des artistes permet de mettre en valeur les « racines entrelacées » de l’art et de l’horlogerie.
The Art Project d’Audemars Piguet

L’art n’est pas réservé aux grands groupes du luxe. Il y a quatre ans, Audemars Piguet, toujours en mains familiales, lançait The Art Project, en collaboration notamment avec les Art Basel Shows de Bâle, Miami et Hong Kong.
Comme le déclare François Bennahmias, le patron d’Audemars Piguet, « Art Basel a une audience très globale et très sophistiquée, ce qui correspond parfaitement à notre marque. » Se rapprocher du monde de l’art international ouvre donc un espace permettant de s’adresser d’« égal à égal » avec les grands collectionneurs, de les sensibiliser à votre nom, à l’art horloger. Mais, lucidement, si François Bennahmias fait l’éloge de ce rapprochement entre art et horlogerie qui procure à ses équipes et à sa marque « une vision élargie de la vie », il se garde bien de tout mélange des genres. « Notre tâche est de continuer à faire des montres. Les artistes de leur côté doivent continuer à se focaliser sur leur art. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres mais demander à un artiste de faire une montre n’est pas du tout dans nos plans. »

En revanche, collaborer avec des artistes permet de mettre en valeur les « racines entrelacées » de l’art et de l’horlogerie. L’impulsion a été donnée en 2012 à l’occasion des 40 ans de la Royal Oak, célébrés par une grande exposition commémorative itinérante à laquelle Audemars Piguet a associé trois artistes internationalement reconnus, qui ont travaillé à partir du terreau de la marque : la Vallée de Joux. À la suite de cette expérience, un accord a été signé avec Art Basel, et des artistes ont été invités par Audemars Piguet à réaliser des installations autour de thèmes communs à l’art et à l’horlogerie : « la complexité et la précision ».
Une démarche, assez unique en son genre, qui fait d’Audemars Piguet un curator, un galeriste, un prescripteur du monde de l’art contemporain. Avec, il faut le souligner, de très belles réalisations à la clé.

« Reconstruction de l’Univers » © Audemars Piguet

Présenté en 2016 par Audemars Piguet à Art Basel Miami, « Reconstruction de l’Univers » est une réalisation fine et spectaculaire de l’artiste chinois Sun Xun. À la fois pavillon d’exposition et objet sculptural, cette structure en forme de vague est faite de bambous et de métal. « La réponse à mon projet est à trouver dans des questions comme “Qu’est-ce que le temps ?”, “Qu’est-ce que l’histoire ?”, “Qu’est-ce que le futur ?”, “Que veut dire maintenant ?” » explique l’artiste.

Strandbeest par l'artiste Theo Jansen © Audemars Piguet

Autre réalisation, présentée à Art Basel Miami en 2014 par Audemars Piguet et le Peabody Essex Museum, Strandbeest est un ensemble de grandes sculptures de l’artiste hollandais Theo Jansen. Invoquant à la fois la bête et la machine, ces sculptures bougent avec le vent, avancent ou reculent. « Complexité et précision » sont au rendez-vous.
Prochaine étape, l’édification d’un musée. Mais un musée dédié cette fois à un seul artiste fait de 1 000 artisans, Audemars Piguet. L’ouvrage, en forme de spirale, a la beauté de certaines œuvres de land art.
« Ce ne sera pas un bâtiment que l’on voit. Plutôt une œuvre d’art que l’on regarde », ajoute un commentateur.
Comme le dit la structure même de cet édifice, dont la première pierre vient d’être posée, la boucle est bouclée.

Audemars Piguet
Cette construction prendra place en face de la Maison des fondateurs, précisément aménagée en salles d’exposition. © Audemars Piguet
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