« La Chaux-de-Fonds peut être considérée comme formant une seule manufacture horlogère. » Très actuelle, cette assertion a pourtant plus de 150 ans. Elle est tirée de l’ouvrage Le Capital, dans lequel Karl Marx analysait en 1867 la division du travail. C’est précisément ce caractère unique de « ville-manufacture », valable également pour la cité voisine du Locle, qui a été reconnu par l’Unesco lors de l’intégration du site dans le patrimoine mondial de l’humanité. C’était il y a 10 ans. Un anniversaire célébré tout au long de l’année par de multiples manifestations et pimenté par le dépôt d’une seconde candidature auprès de l’organisation onusienne. Conduite par Berne et Paris, pilotée sur le terrain par tous les acteurs concernés dans l’Arc jurassien franco-suisse, cette démarche demande cette fois la reconnaissance de la mécanique horlogère et de la mécanique d’art comme patrimoine culturel immatériel. Si elle aboutit – la réponse devrait tomber en 2020 –, elle placerait La Chaux-de-Fonds et Le Locle sur la liste très fermée des sites doublement inscrits.
La Chaux-de-Fonds et Le Locle ne sont pas des villes comme les autres. Logiquement, elles ne devraient même pas exister.
Un milieu hostile
La Chaux-de-Fonds et Le Locle ne sont pas des villes comme les autres. Logiquement, elles ne devraient même pas exister. Implantées à près de 1’000 mètres d’altitude dans le Jura suisse, elles figurent parmi les cités les plus hautes d’Europe. Une situation géographique qui n’est pas sans poser quelques problèmes d’approvisionnement (en eau notamment), d’accessibilité et de lutte contre les rigueurs de l’hiver – pour ne citer que les plus évidents. Bref, le dernier endroit où l’on chercherait à installer une industrie.
Montre-moi... La Chaux-de-Fonds - Urbanisme horloger
C’est pourtant dans ces contrées hostiles que les premiers agriculteurs vont venir défricher les terres dès le XIVe siècle, attirés par la création de zones franches. Mais la vie y est difficile. À partir de 1750, certains paysans voient alors dans l’activité horlogère une façon simple et efficace de compenser le manque à gagner des longs mois d’hiver. De petits ateliers se créent sous les toits des fermes, reconnaissables aujourd’hui encore par leur rangée de fenêtres plus grandes que les autres.
En 1794, c’est ainsi un village de bâtisses rurales qui se dresse à la place de La Chaux-de-Fonds. L’horlogerie s’est généralisée, la production locale venant alimenter en pièces détachées les fabricants de montres de la région. Mais cette année-là, un terrible incendie ravage la bourgade. Seules quelques fermes éloignées du centre sont épargnées par les flammes, ce qui explique leur actuelle rareté aux alentours de la ville.
La règle des « 3 x 15 »
C’est le début d’une nouvelle ère. Le bourg est reconstruit, non pas sur des considérations agricoles mais en tenant compte des impératifs de l’activité horlogère. Une cité idéale qui va connaître un développement fulgurant, autant économique que démographique. À tel point que dès 1830 un programme est mis en place pour répondre à cette croissance : c’est le plan Junod.
Charles-Henri Junod est ingénieur des Ponts et Chaussées à Neuchâtel, chef-lieu du canton. Pour La Chaux-de-Fonds, il imagine une architecture adaptée autant à la nature de l’activité économique qu’à son mode de fonctionnement. Simple au niveau de l’outillage, sans guère de nuisances, l’horlogerie peut se pratiquer dans les immeubles d’habitation, voire à l’intérieur des appartements eux-mêmes. Seule condition : la lumière doit être abondante. L’ingénieur va alors mettre au point la règle des « 3 x 15 » : « Tournés vers le sud, les bâtiments font 15 mètres de large, explique Denis Clerc, président de la Fondation pour la mise en valeur du site Unesco et ancien architecte de la ville. Juste devant, Junod imagine des jardins communautaires, de 15 mètres également. Enfin, la rue mesure aussi 15 mètres. De cette façon, l’ensoleillement des façades, et donc des ateliers, est optimal. »
Un développement fulgurant
Ce modèle autorise la répartition des unités de production partout dans la ville. Une véritable ruche qui nécessite cependant des échanges très importants entre artisans. Cette exigence va conduire à la deuxième particularité de la ville : sa construction en damier. « Les voies d’accès devaient être praticables en tout temps, poursuit Denis Clerc. Or, la neige était abondante et pouvait bloquer l’activité économique. Des rues larges et rectilignes ont permis de faciliter leur déblaiement. »
À quelques kilomètres de là, Le Locle a connu un développement similaire, dans les mêmes circonstances. Touchée par deux incendies, en 1833 et en 1844, la ville va également adopter le plan Junod. Construites par et pour l’horlogerie, ces deux cités ont vu leur population respective exploser. À La Chaux-de-Fonds, le nombre d’habitants passe ainsi de 5’000 en 1800 à 40’000 âmes 100 ans plus tard. Au tournant du XXe siècle, aidée par la révolution industrielle, la « métropole horlogère » assure plus de la moitié de la production mondiale de garde-temps !
Aujourd’hui, bien que de grandes manufactures modernes se soient installées en périphérie – comme Cartier, Jaquet Droz, TAG Heuer ou Breitling –, La Chaux-de-Fonds et Le Locle comptent encore passablement d’entreprises horlogères en leur sein. Un détail qui n’en est pas un et qui fait de ces deux villes des sites toujours vivants avec les encouragements de la fondation présidée par Denis Clerc.
Les festivités du 10e anniversaire de l’inscription Unesco ont déjà débuté en mars. De nombreuses marques horlogères participent à l’opération, dont le point d’orgue est prévu du 27 au 30 juin, avec une soirée spéciale, des feux d’artifice, des visites d’intérieurs secrets et des balades gourmandes – notamment. À ne pas manquer, l’exceptionnelle Biennale du patrimoine horloger les 1er, 2, et 3 novembre 2019, qui verra plus de 250 entreprises et sites ouvrir leurs portes au public.